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Dossier : le modèle forestier chilien

De l'apparition de lois forestières au début du 19ème siècle au régime ultra capitalisme érigé par Pinochet, le modèle forestier chilien s'est développé rapidement pour devenir un acteur important dans la filière forestière d'Amérique du Sud. Mais ses controverses et son radicalisme tendent à l'acheminer vers les limites de son développement. Avec un parallèle avec la politique forestière française, découvrez l'ascension de la foresterie chilienne, qui atteint aujourd'hui ses limites.


Le Chili, du conservatisme de F. Albert à l'ultra capitalisme de Pinochet

L'HERITAGE DE FEDERICO ALBERT



Si vous suivez les actualités du blog "De branches en branches", ce nom vous dira certainement quelque chose (voir article La réserve Federico albert). Ce botaniste allemand, à la base passionné de zoologie, eut pour mission initiale à la fin du 19ème siècle de trouver une solution pour fixer les dunes de sable le long de la côte chilienne. Très impliqué dans le domaine forestier, il fut le pionnier en matière de sciences forestières au Chili.

Alors que les premières lois forestières ont fait timidement leur apparition en 1838, c’est sous sa direction que la première administration forestière fut créée en 1906. Nommée "sección de aguas y bosques" en référence au service français des Eaux et Forêts, elle est remplacée en 1911 par "Inspección general de aguas, bosques, pesca y caza".


Les forêts naturelles périclitent depuis longtemps au Chili. Au début du 20ème siècle, F. Albert estimait déjà que le pays avait perdu 15 millions d’hectares de forêts naturelles en quelques siècles. Jusqu’à son départ du Chili en 1915 et sa mort en 1928, F. Albert influença l’administration forestière chilienne notamment sur les avantages socio-économiques de la conservation des forêts, une tendance qu’il héritait du mode de gestion forestière de son pays natal : l'Allemagne. Ce modèle plutôt basé sur le respect de l’environnement pris fin en 1974, après le coup d’état de Pinochet, qui fit basculer le secteur forestier dans un nouveau modèle économique basé sur le capitalisme sans retenue.


1974 : LE DECRET 701, TOURNANT ECONOMIQUE



En imposant une pression sur le gouvernement de Pinochet, la corporation chilienne du bois (Corporación Chilena de la Madera : CORMA) obtint dès 1974 une législation en faveur de l’industrialisation des activités forestières. Le décret 701 (« decrete-ley » 701 ou DL701) fut alors créé.

A la base il a pour but de redresser l’économie qui se porte au plus mal dans le pays :

  • Bonus pour le boisement ou la stabilisation des dunes

  • Primes et avantages pour mener des activités de gestion forestière

  • Primes jusqu’à 75% pour financer les plantations en monoculture, en particulier chez les grands propriétaires

  • Le capital n’est pas imposable

  • Abattement de 50% sur l’impôt sur le revenu

Grâce à ce texte, les compagnies forestières ont obtenu 300 000 hectares de terres. Selon une enquête de l’observatoire latinoaméricain des conflits sur l’environnement ("Observatorio latinoamericano de conflictos ambientales"), bon nombre de ces terres ont été enlevées à des communautés Mapuche et des coopératives paysannes.


Pour résumer la situation, le DL701 a permis aux grandes entreprises d’obtenir des terres pour planter, et celles-ci ont bénéficié de subventions colossale. En 2015, CONAF ("Corporación Nacional Forestal ") estimait que les plantations recouvraient 2,8 millions d'hectares.



DL 701 : INSTIGATEUR DE DEVELOPPEMENT



Plantation d'Eucalyptus
Plantation d'Eucalyptus

La politique de reboisement a augmenté la surface plantée de 60% entre 1974 et 2013 selon la FAO. Le secteur forestier a connu alors une croissance positive spectaculaire : les subventions de l’état ont permi aux entreprises d’accumuler du capital et de se développer, notamment pour deux géants du monde forestier : Arauco et Forestal Mininco. Deux groupes immenses qui possèdent des millions d’hectares, notamment en Amérique du Sud, et gèrent à eux seuls l’ensemble de l’activité forestière du Chili. Pour donner un ordre de grandeur, il faut savoir que la moitié de la production de celluloses du pays appartient à ces deux entreprises. La gestion de leur territoire et leurs méthodes sont souvent controversées, nous le verrons plus tard dans cet article.



Les campagnes de reboisement des années 70 ont créé des milliers d’emplois. Entre 1970 et 1990, les exportations de produits forestiers sont passées de 41,7 à 855,3 millions de dollars US. Les taux de croissance étaient alors de 10 à 19 % dans les années 90 grâce à cette politique forestière.



Selon la CORMA, avec l’élargissement du DL701 aux plus petits propriétaires en 1998, 77% des primes seraient allées à des petites et moyennes entreprises ; la distribution peut donc être perçue comme plutôt équitable. Les PME auraient couvert 800 000 hectares en 40 ans. Les grandes entreprises auraient donc bénéficié de « seulement » 23% des primes.

Ces chiffres se contredisent dans plusieurs documents et il est dur de faire la lumière sur "qui a profité de combien".

Toujours est-il que malgré ces données, beaucoup d'éléments démontrent que les richesses sont très mal réparties au Chili.




LA FACE "OBSCURE" DU DL 701




Dans un système capitaliste, le modèle chilien peut faire rêver. Mais dans les faits, les externalités négatives directes et indirectes du DL 701 sont nombreuses.

Il faut savoir qu’à la base le décret ne favorise pas la destruction des forêts naturelles. Mais il ne favorise pas non leur protection :

  • Les plantations sont principalement situées dans les régions du Bio Bio et de l’Araucania, régions où les forêts naturelles étaient bien présentes. Malheureusement, les champs d’arbres ont pris le dessus sur les forêts natives. Les plantations à proximité de celles-ci les colonisent au fur et à mesure.

  • Les essences de reboisement sont principalement le Pin Radiata et l'Eucalyptus Globulus. Ce dernier étant gros consommateur d'eau, il entraine des sécheresses dans certains secteurs.


carte des sols régions suds du chili blog forestier de branches en branches clement lachaud
Carte des sols régions suds du Chili - https://media.resumen.cl/wp-content/uploads/2017/02/usos_suelochile-1105x810.80.jpg

  • Des incendies suspects ont lieux et l’Etat ne se donne pas les moyens de surveiller les forêts.

  • Dans le processus de fabrication de la pâte à papier, son blanchissement se fait encore aujourd’hui au chlore au Chili, alors qu'il existe d'autres méthodes. Des espèces de flore et de faune sont alors touchées par les rejets d’usines.

  • Près de 80 % des terres cultivables ont été plantées, mettant en danger la souveraineté nationale en termes d’alimentation (nous y reviendrons)

Les catastrophes ne sont pas seulement d’ordre écologique : selon les chiffres du Programme des Nations Unies pour le développement, à la fin des années 90, l’indice du développement humain (qui observe entre autres les revenus, la santé et l’éducation) se révélait le plus faible dans les municipalités qui ont de grandes surfaces de plantations forestières. La filière forestière ne développe donc pas les emplois des locaux : elle les appauvrie. Dans la région d’Araucania, les grandes entreprises forestières (pourtant certifiées FSC) sont en conflit avec le peuple Mapuche. Une répression est opérée faute de trouver le moyen de résoudre les problèmes pacifiquement.

Dans la province d'Arauco, où sont situées le plus grand nombre d'industries forestières, les dépenses pour la police ont augmenté de 530% entre 2012 et 2015. Il existe aujourd'hui quinze propriétés forestières sous protection policière permanente, dont neuf sont de Forestal Mininco.


Au niveau de la juste répartition des richesses, on peut citer quelques chiffres sur la répartition des richesses :

  • Concernant l’un des géants forestier Bosque Arauco : 600 M d’€ de bénéfice par an en moyenne. Les employés sont payés entre 80 et 200 €. Le budget salarial global équivaut alors à 1%.

  • Selon le magazine Forbes en 2014-2015, le Chili comptait quatorze "super-riches", contre treize en Suisse, huit en Autriche et six en Hollande à titre de comparaison.



Nous avons vu plus haut que des milliers d’emplois avaient été créés grâce au DL 701. Mais ces emplois sont cycliques. La filière n’a pas révélé une réelle amélioration en terme d’emplois. Les forestiers sont mal rémunérés, en précarité et instables. 75 % des employés forestiers ont des contrats temporaires. 26% des employés déclarent avoir des journées ordinaires supérieures à 10 heures de travail. La Défense des droits des salariés est compliqué : il est difficile pour eux de s’organiser en syndicats. Ils travaillent dans des entreprises sous-traitantes qui n’ont pas une réelle force de négociation face aux grands groupes qui les embauchent.

Pour exemple, en avril 2007, une grève d’une entreprise sous-traitante de bosques Arauco éclate. La grève a été jugée illégale par l’Etat. Les travailleurs ont donc très peu de moyens de faire valoir des droits.


Enfin, à cause de la distribution de terres aux grandes entreprises par l’Etat, des conflits entre des communautés Mapuche et les grandes entreprises ont éclaté, car ces terres appartenaient auparavant à ces peuples. A titre d’exemple : Bosques Arauco, en position illégale mais soutenu par le gouvernement, exploite des terres censées appartenir aux Mapuche comme dans la région de Cuyinco : des gardes violentent la population et perturbent le quotidien voir la survie de la communauté en les privant des accès aux ressources. L’Etat ne donne aucun moyen aux Mapuche et soutient indirectement Bosques Arauco, de part les renforcements policiers que nous avons citer précédemment.



SITUATION CONTROVERSEE DES 10 DERNIERES ANNEES : L'HERITAGE DE PINOCHET



Grâce à cette politique très capitaliste, le Chili s’est placé dans le top 5 des producteurs de pulpe de cellulose pour la fabrication de papier. Selon CORMA, en 2014, l'exportation des produits bois était au troisième rang avec 6,094 Milliards de dollars américain.

Le pays possède encore 13 millions d’hectares de forêts naturelles (chiffres 2013), mais cela qui ne représente que 46% de ce qu’il possèdait au début du 16ème siècle. Les forêts des vallées n’existent plus, remplacées aujourd’hui par des villes où des terres cultivées.


Selon certains acteurs de la filière, en 2015, le modèle chilien aurait atteint ses limites en termes de croissance. L’équilibre du pays serait en péril. Pourtant, le décret 701 fut reconduit jusqu’en 2018, toujours axé autour des petits et moyens propriétaires : les subventions couvrant alors 90% des coûts de remplacement des forêts naturelles par des monocultures. Dans cette histoire, Arauco et Mininco peuvent toujours se frotter les mains, car ce sont eux qui contrôlent les prix du marché en fonction de la situation géographique des plantations.


Les lois ont évolué pour que la conservation des forêts devienne un enjeu réel, mais le chemin est encore très long. En témoigne l’article 8 du décret loi 701 :


Article 8 (traduit de l'espagnol) : "Ceux qui ont effectué des coupes non autorisées doivent soumettre, dans les 60 jours suivant la dénonciation, un plan de gestion pour le reboisement ou la correction, selon le cas, préparé par un ingénieur forestier ou un agronome spécialisé."

En d’autres termes, coupez ce que vous voulez mais reboisez derrière. La protection des forêts naturelles est donc encore très loin d’être acquise. A l’échelle locale, la filière forestière n’est pas synonyme de développement. On peut citer ce non-sens dans la gestion de l’eau : les monocultures entraînent sa rareté dans certains territoires. L’Etat dépense alors une partie de son budget à envoyer des camions citernes sur place pour fournir les habitants en eau, alors qu'auparavant ils en avaient l'accès sans problème.


Selon Bernardo Reyes, biologiste, le secteur exporte près de 6 Milliards de dollars, mais les travailleurs ne reçoivent qu’entre 180 000 et 350 000 pesos chiliens par mois (soit au maximum environ 450€). Et le principe dure depuis 40 ans.


Ainsi, dans la région d’Araucania par exemple, Viviana Catrileo, directrice nationale de l’Association nationale des femmes rurales et des autochtones ("Asociación nacional de mujeres rurales y indígenas"), parle de migration des populations "non pas parce elles le souhaite, mais parce qu’elles ne disposent plus des conditions nécessaires pour produire de la nourriture ou élever des animaux".

Pour résumé : salaires bas, sécheresses, conflits, agriculture impossible... Toutes ces conditions entraînent un exode rural dans les régions les plus « forestières ». Le modèle chilien fait donc rêver en apparence oui, mais en l’état, il n’est pas viable pour l’ensemble de la population et pour l’environnement, ne satisfaisant uniquement les actionnaires forestiers et éventuellement quelques hauts postes dans ces entreprises. Par cette philosophie de développement, l’état met en danger sa souveraineté alimentaire en remplaçant ses cultures par des forêts de monoculture.



UN PARALLELE AVEC LA FILIERE FORESTIERE FRANCAISE ?



Ce paragraphe est un avis strictement personnel du blog, n’utilisant pas de sources précises et ne se base que sur des expériences strictement personnels de forestier.


Au regard de comment se profile la filière forêt bois en France, on ne peut s’empêcher de faire un léger parallèle avec le modèle chilien. Tout d’abord, il faut partir du fait que la France ne dispose pas des étendues de terres accessibles d’un pays comme le Chili, du fait non pas de sa superficie (le Chili possède seulement 113 000m2 de plus) mais de sa densité de population : elle était de 18 Millions d'individus contre 66 Millions en 2017 en France. Ce qui constitue un inconvénient de base pour le modèle que l’hexagone adopte.

Ensuite, évaluons la situation :


  • Que favorise-t-on aujourd’hui ?

Les plantations en monoculture ou les forêts jardinées ? On peut se vanter d’avoir des forêts naturelles, mais elles se réduisent, et seront bientôt cantonnées aux zones où les engins ne peuvent accéder. On coupe à blanc à la plus grande échelle autorisée, avec des engins de plus en plus gros et des méthodes inspirés du modèle nord-américain. A l’heure où les épisodes de sécheresse déciment nos plantations d’épicéas, où les frênes seront bientôt en voix de disparition, bref où les catastrophes naturelles sont de plus en plus nombreuses, on continue à miser sur le quantitatif plutôt que le qualitatif. Même dans notre exemple chilien, ce système atteint ses limites très rapidement. Alors pourquoi miser sur ce cheval ?


Peuplement d'épicéas ravagé par une tempête, dans les montagnes des Dolomites (Nord Italie))

  • A quoi ressemblent nos entreprises implantées en France ?

Garnica qui investit dans une chaîne de production à Troyes pour scier 300 000 m3 de peuplier, la scierie Moulin à Dunières en Haute Loire (800 à 1000m3/ jour) qui cherche à doubler sa production... Tant d’exemple qui montre que les groupes industriels misent la quantité... Pour le moment tout fonctionne plus ou moins. Mais quid du trou prévu dans l’approvisionnement de peuplier faute de replantation ces dernières années ? Quid des sécheresses des épicéas et de la disparition du frêne ? Nous misons sur la quantité quand celle-ci va tendre à se réduire dans une dizaine d’années. Nous arriverons alors au même constat qu’au Chili : notre modèle capitaliste forestier atteindra ses limites. En ayant bien pris soin auparavant d’avoir engendrer bon nombre de dégradations biologiques (chute de la biodiversité, pollution des cours d’eau...).


  • Où vont la majorité des investissements des exploitants forestiers ?

Dans des machines toujours plus grosses et plus performantes, pour aller plus vite dans la récolte. Les bûcherons manuels toujours en baisse, la récolte ne cessera d’augmenter puisque les scieries demandent plus de volume.

Les engins forestiers sont de plus en plus imposants en France

  • Nos forestiers sont-ils payés de façon équitable ?

On pourrait le penser. Dans certains cas oui, très certainement. Mais à l’échelle de l’économie francaise, on retrouve dans notre pays des similitudes à la répartition des richesses du Chili. Dans la filière du TP, un chauffeur de pelle est mieux payé en travaillant moins longtemps et dans de meilleures conditions qu'en forêt (Cas concret d'un employé qui est passé par les deux filières : 200 à 400 € de moins pour 2 à 3h de travail en plus). Il est toujours de plus en plus difficile d'augmenter les prix de prestations des bûcherons manuels, qui sont en concurrence avec de la main d'oeuvre étrangère bon marché.

La filière forestière française retrouve donc bien ce système de mauvaises répartitions salariales, qui sont bien entendu plus graves en Amérique du Sud. Mais tout de même. Voilà à quoi ressemble notre secteur forestier : un modèle chilien version Pinochet à petite échelle, qui atteindra ses limites dans une dizaine d’années vraisemblablement.



FIN 2018 : UNE LUEUR D'ESPOIR



Nous l'avons vu dans cet article, le gouvernement chilien a reconduit ces dernières années le DL701, en annonçant un nouveau projet excluant les grandes entreprises, à l’exception cependant de CMPC et Celulosa Arauco, qui font tout deux partis des groupes Mininco et Arauco. L’exclusion des grandes entreprises devient alors anecdotique.


Logo AIFBN Chile - blog forestier de branches en branches clement lachaud

Mais fin 2018, alors que le gouvernement parle de reconduire une nouvelle fois le décret, l’association des ingénieurs forestiers pour la forêt naturelle (AIFBN : "Agrupación de Ingenerios Forestales por el Bosque Nativo") a lancé des études pour proposer un nouveau modèle forestier. L’AIFBN a largement œuvré depuis sa création dans les années 90 à instaurer des bonnes pratiques sylvicoles et à lutter contre les coupes illégales et la protection des forêts naturelles. En 2009, un atelier "Vers un nouveau modèle forestier" ("Hacia un nuevo modelo forestal") a été organisé, dans le but d’établir un diagnostic. Aujourd’hui, une nouvelle étape a débuté. L’AIFBN est en train de proposer un nouveau modèle forestier, plus respectueux de l’environnement, et surtout plus en phase avec les nouveaux enjeux du Chili, notamment en terme de biodiversité et de responsabilité climatique.



Les propositions seront évaluées par un groupe de 26 professionnels qui collaborent avec l’AIFBN. Il faut espérer qu’ils seront entendus et écoutés par le gouvernement, et que des mesures strictes seront appliquées pour stopper l’effondrement des forêts naturelles au Chili. Le chemin va être long, et le temps est compté...



Clément L.



 

SOURCES



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